Antoine.
7 ans.
Ma vie n’a jamais rien eu de palpitant. Depuis tout petit déjà, je
vais à l’école, je rentre manger, j’y retourne puis rentre à nouveau chez moi et le cycle recommence. Je ne me suis distingué des autres d’une quelconque façon. J’ai de bonnes notes, sans plus, je ne suis pas beau mais pas moche non plus, j’ai des amis mais pas tant que ça non plus… J’ai toujours été ainsi : banal. Personne ne s’intéresse à moi et je ne m’intéresse à personne. Ma vie n’a aucun intérêt. Je suis comme ça, je vis ma vie, j’ouvre les yeux, je m’active, je m’endors…Et il n’y a rien d’autre à faire. Je me suis toujours dit que le monde était une machine bien organisée…
Je n’ai aucune raison d’être malheureux et il ne m’arrive jamais d’être triste. D’ailleurs, je ne pleure jamais. Je n’ai aucune raison de pleurer non plus.
Ma mère s’appelle Christine et mon père Georges. Je suis fils unique. Il parait que j’ai de la chance de n’avoir ni frère ni sœur parce qu’ils sont chiants et que les parents s’occupent moins de nous. Papa et Maman m’aiment bien, mais ils ne s’intéressent pas beaucoup à moi…Je ne vois pas trop ce que les autres enfants veulent dire, mais ça ne me regarde pas de toute façon.
Chez moi, je n’ai pas d’animaux. Tout le monde en a, sauf moi. Mais je m’en fiche, je n’ai pas envie d’en avoir. Je me souviens que quand j’étais à la maternelle, il y avait un chat à la maison, mais je ne sais plus très bien pourquoi il n’est plus là…
L’année dernière, j’ai apprit à lire et depuis, je prends un livre partout où je vais. J’aime les livres parce qu’il arrive toujours pleins d’aventures aux héros, alors que moi je ne suis qu’un petit garçon et puis je m’ennuie. La maîtresse m’a dit que j’ai un don pour la lecture, j’étais content. Je l’ai dit à maman, mais je crois qu’elle ne m’a pas écouté…
Depuis quelques temps, je parle à la petite dame qui vole dans ma chambre. Avant, je l’ignorais parce que Maman m’a dit que : « Les fées n’existent pas. ». Mais je ne suis pas d’accord, elle existe puisque je la vois ! Je lui ai demandé son nom, elle s’appelle Aelel. Elle m’a dit qu’elle était heureuse que je la vois parce que les personnes voyant les fées étaient rares. J’étais étonné parce que moi, je suis comme tout le monde.
Hier, j’ai parlé avec le chien de la voisine du dessous pendant que maman discutait. Il est très gentil, mais c’est bizarre, parce que Maman n’a pas l’air d’accord avec moi. Elle m’a grondé très fort et m’a enfermé dans ma chambre en me disant qu’ « on ne parle pas avec les animaux ». Elle doit être jalouse parce qu’il ne lui a jamais adressé la parole.
9 ans.
J’ai demandé à Papa et Maman si on pouvait avoir un chien, mais ils ont refusé catégoriquement. C’est bizarre, mais ils ont eu l’air affolés. Je leur ai demandé pourquoi et ils m’ont répondu que ce n’était pas pratique d’avoir un chien dans un appartement. Ils étaient tellement pâles, je me demande s’ils n’ont pas peur des chiens…
Aelel m’a dit qu’ils avaient peur de moi parce que je parlais aux animaux. Je n’ai pas voulu la croire et on s’est disputé. Elle est partit bouder, mais je sais qu’elle reviendra bientôt parce on ne peut pas se passer l’un de l’autre.
J’aime beaucoup les expressions écrites. J’ai toujours de bonnes notes quand on doit écrire des histoires parce que j’ai beaucoup d’imagination et puis Aelel m’aide.
Hier, Papa et Maman m’ont enfermé dans le placard de ma chambre. Je n’ai pas bien compris, mais je crois que c’est à cause d’Aelel… Ils veulent que j’admette qu’elle n’existe pas. Je préfère rester enfermé que de le dire, surtout que j’ai lu qu’elles mourraient si on le disait.
Ca fait maintenant trois jours que je suis dans le placard. Je le sais parce que j’entends Papa et Maman partir et revenir du travail. Je m’en fiche, de toute façon, Aelel est avec moi !
Maman m’a donné un morceau de brioche avec de la confiture et un verre de lait, mais je ne touche à rien. Déjeuner, pareil. Dîner, pareil. Peut-être que si je ne mange pas, ils me laisseront sortir.
Mon plan a fonctionné, Maman m’a rendu la liberté en soupirant ce matin. Je retourne donc à l’école aujourd’hui. Papa m’a donné un papier pour dire que j’ai eu les « oreillons ». Je ne sais pas ce que c’est… Mais Papa est médecin, alors il sait ce qu’il dit…
J’ai dessiné Aelel sur le mur près de mon lit. C’était drôle parce que Aelel faisait la pose en faisant des grimaces. J’ai bien ris, mais Maman m’a entendu et est venu voir. Elle m’a giflé. Elle tremblait beaucoup après, comme si elle avait peur. Elle m’a ordonné d’aller jouer ailleurs. Quand je suis revenu dans ma chambre, le dessin avait disparu. Maman m’a dit de ne rien dire à Papa, alors je n’ai rien dit et elle non plus.
Karkaf, le chien de la voisine, et moi sommes très amis maintenant. Il m’a dit que nous étions des « intimes ». Je vais toujours le voir en rentrant de l’école. Lui non plus ne voit pas Aelel, mais Miror, qui est le chat de Grand-Ma, la voit très bien. Grand-Ma dit toujours que les chats « voient ce qu’on ne voit pas », elle a bien raison !
11 ans.
Ca fait bientôt un an que je n’ai pas vu mes parents. Maman n’allait pas bien, elle pleurait tout le temps, alors un soir, Papa m’a déposé chez Grand-Ma et il n’est jamais revenu.
Grand-Ma est très contente que je sois là. Elle dit que comme ça, elle n’est pas toute seule. Grand-Ma est très gentille. Elle ne me frappe jamais et elle n’a pas peur d’Aelel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je crois qu’elle garde un grand secret. Elle a toujours un air mystérieux et me chuchote des mots que je ne comprends pas à l’oreille quand je rentre de l’école.Un jour, je lui ai demandé si c’était de l’allemand et elle a éclaté de rire. Grand-Ma est décidément quelqu’un de bien étrange…
Depuis quelques temps, je fais des rêves bizarres. Je me réveille en hurlant, comme si j’avais vu quelque d’horrible, mais je ne me souviens jamais de ce qu’il s’est passé. Grand-Ma a dit que ça ne devrait plus durer très longtemps. Elle l’a dit sur un air tellement grave, je me demande si elle sait ce qu’il y a dans mes rêves…Peut-être qu’elle aussi à déjà eu des mauvais rêves…
Grand-Ma avait raison : ça n’a pas duré. Mes rêves ont disparus. Je dors mieux, mais j’entends des voix. Elles chuchotent tout près de mon oreille dans une langue chantante, tellement près, que je sens le souffle chaud dans mon cou. Aelel pense que c’est mon imagination qui me joue des tours. Elle sourit tout le temps en ce moment. J’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose…
Ca fait maintenant plusieurs mois que j’entends des voix. Je commence à m’y habituer. J’ai remarqué que les voix parlaient dans la même langue que Grand-Ma. Et puis, bizarrement, même si je n’ai jamais appris cette langue, j’en comprends le sens. Pour l’instant, elles me disent juste : « N’ai pas peur ! N’ai pas peur ! Tu n’as rien à craindre, nous te protégeons. » Je n’ai pas peur. Je n’ai jamais eu peur d’ailleurs, je ne comprends pas ce qu’elles veulent dire…
13 ans.
Je suis devant le bureau du directeur. Un élève de ma classe est passé me voir tout à l’heure, il a ricané et m’a dit que j’allais en baver. Je suis là parce qu’un garçon de ma classe est mort ce matin, c’était mon voisin en espagnol. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais à un moment, il s’est levé brusquement, m’a regardé avec un air emprunt d’horreur, son corps a été saisit de convulsions et il s’est affaissé au sol. Tout le monde m’a accusé de lui avoir jeté un sort. Et me voilà, attendant l’heure cruciale, le jugement suprême… J’espère que je pourrais rentrer assez tôt à la maison, sinon Grand-Ma va s’inquiéter. Soudain, la porte s’ouvre et le proviseur apparaît. Il m’observe une seconde avant de m’inviter à entrer dans le bureau. J’entre, m’installe au siège qu’il m’indique et attend. Il me pose quelques questions sur les faits, le visage soucieux et torturé puis me dit de rentrer chez moi.
Alors que je passe la porte du hall d’entrée, j’aperçois un attroupement devant le portail. J’inspire et m’élance dans la cours aussi vite que me le permettent mes grandes enjambées. Je me prépare aux coups, aux insultes…J’arrive à leur niveau et un couloir se forme pour me laisser passer. J’hésite, étonné, puis m’avance. Ils ont tous la tête laissée. Ils me lancent parfois des coups d’œil rapides. C’est vraiment étrange, ils ont peur de moi, moi qui ne suis rien du tout ! Ca me gêne qu’ils se comportent ainsi…Je voudrais être aussi invisible qu’avant…Que rien de tout ceci ne se soit passé…
Je suis soulagé. Ce matin, personne ne m’a prêté d’attention. Plus personne ne s’adresse à moi, en fait. C’est comme s’il ne s’était rien passé…D’ailleurs, mon voisin d’espagnol est de retour, et tant mieux ! On ne pourra plus m’accuser de ce meurtre…Je me demande quand même comment ça se fait qu’il soit en vie, mais bon, ça n’a plus d’importance maintenant…
Je suis encore une fois convoqué, mais par mon professeur principal cette fois et en présence de Grand-Ma . Ca m’agace vraiment cette manie des convocations au collège…Je crois que c’est parce que je m’habille en noir et que je semble étrange que je suis là…Les professeurs pensent que je suis « gothique », que je vais mal, que je veux mourir…Des choses du genre…Je ne sais pas si c’est le cas. Je me sens vide, c’est tout…Alors je m’habille en noir, comme le vide.
L’entretient commence. Je n’écoute que distraitement, ça ne m’intéresse pas ce qu’ils disent…Grand-Ma va arranger ça.
Soudain, un mot frappe mes oreilles : « parents ». J’entends un son strident dans la pièce, comme un bourdonnement assourdit. Je ne sais pas d’où provient ce son…Je ne sais plus très bien pourquoi je suis là, d’ailleurs… Tout devient noir brusquement. Peut-être que de noir de vêtements, j’arrive dans le néant…
14 ans.
15 ans.
16 ans.
17 ans.
18 ans.
19 ans.
Je sens qu’on me tire du liquide dans lequel je suis englué. Je ne veux pas partir, je suis bien ici. Je vois une lumière à la fois proche et lointaine une lumière aveuglante. J’ai mal…Ma poitrine, mes poumons brûlent ! Non ! NON !!!!!!
Je suis dans mon lit…Ca fait quelques jours que je me suis réveillé. Je pensais me trouver dans un hôpital en ouvrant les paupières, mais non…pas du tout. Je ne sais pas où je suis…Ici, c’est…blanc. Il y a d’autres gens…D’autres personnes de mon âge environs. Et puis il y en a qui s’occupent de nous, en fait, on pourrait se croire à l’hôpital, sauf qu’il n’y a pas de murs, il n’y a pas de sol en fait…J’ai peur de tomber dans le vide si je sors de mon lit.
Tout est lumineux, silencieux… Si j’étais croyant, je dirais que c’est le Paradis.
J’interpelle une femme qui s’occupe de nous. On dirait un ange, je suis un peu intimidé.
« S’il-vous plait ? Où sommes-nous ?
- Nous sommes au niveau 525.
- Et…Qu’est-ce que je fais là ?
- On vous soigne avant de vous ramener sur Terre.
- Pourquoi il faut me soigner ?
- Mais, parce que, s’étonne la femme, vous êtes une erreur ! J’en suis désolée, mais vous comprenez, c’est la modernisation…Avec les nouveaux systèmes, les anciens font pleins de fautes de frappe. Votre âme a une énorme quantité de fautes, c’est consternant ! Je n’avais jamais vu ça ! Mais ne vous inquiétez pas, tout ira bien. »
Je hochais la tête, un peu dérouté, un peu perdu. Une « erreur » ? C’est le genre de chose qu’il ne vaut mieux pas apprendre…C’est vexant…Je me sens mal maintenant…C’est la première fois que ça m’arrive…Peut-être que c’est le traitement qui commence à faire son effet…Mais en tout cas, je viens d’apprendre une chose : il y a même une station d’épuration au Paradis !
Fin.